« Regardez moi je vous jure que je n'étais pas fait pour tuer »

« Il y a quelque chose de plus abject encore que d’être un criminel, c’est de forcer au crime celui qui n’est pas fait pour lui. »1
« La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. »2
« La Russie est en prison, nous allons faire voler ses murs en éclats »3
«Tu n’avais qu’à rester tranquille et tout allait pour le mieux, la terre est faite pour les riches »4

Le contexte
Écrite par Camus en 1949, au lendemain de la guerre et de Hiroshima, la pièce « Les Justes » consiste en une protestation contre la barbarie. Il est important de préciser que l’expression
« Justes » n’existe que depuis les années 1950, et désigne depuis lors les hommes et les femmes non juifs qui, pendant la dernière guerre, au péril de leur vie, on eut le courage de secourir des personnes en danger, en les cachant ou en les aidant à fuir. En 1949, lorsque Camus publie son roman, l’expression « Justes » n’existant pas encore.

Le propos
Cinq étapes dans la vie d’un groupe de révolutionnaires, autour de l’organisation d’un attentat. Cinq personnages aux prises avec leurs doutes, leurs failles, la force de leur engagement et de leur humanité.

Le thème
À partir d’un fait historique réel, Albert Camus interroge la justice et la légitimité de ses dépositaires. Peut-on commettre des crimes pour lutter contre l’oppression sans devenir criminel? Y a-t-il une éthique du crime s’il est commis au nom d’un idéal ?
Ce spectacle veut permettre une prise de conscience de l’impasse où mène la violence, qui ne peut être le terreau d’aucun avenir positif. C’est un plaidoyer pour la fragilité humaine qui, durcie par la violence du monde, perpétue à son tour une sempiternelle rengaine de haine aveuglée.

L’histoire
« En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont précédé et suivi font le sujet des Justes. »5

L’intention de mise en scène
L’écriture de Camus, son engagement, sa qualité d’ »homme révolté » m’interpellaient profondément. J’avais un vrai attachement pour les personnages « des Justes », voire une sympathie pour eux. La dédicace de la pièce est une citation de Roméo et Juliette qui parle d’amour. L’engagement de certains des personnages de la pièce d’œuvrer au salut des hommes en les libérant de leur servitude pourrait être rapproché de celle du Christ sauf que ces personnages sont des terroristes 6. Ils sacrifient leur vie, meurent, pour délivrer les hommes de l’oppression en tuant « le despote ».

Camus commence à songer à écrire la pièce en 1947, au sortir de la Seconde guerre mondiale, durant laquelle il a été le rédacteur en chef de Combat. Les Justes sont une possibilité de réfléchir à la circonstance singulière dans laquelle se trouvait la France lors de l’occupation allemande, ce sont des figures métaphoriques du « combat résistant face à la tyrannie ». Dans la pièce s’opposent deux conceptions révolutionnaires : celle de Kalyaev et de Stepan. Kalyaev défend une action révolutionnaire qui s’attaque au symbole de l’oppression des peuples mais épargne les innocents, celle de Stepan qui souhaiterait tout sacrifier, sans état d’âme au nom de la Cause. Ces personnages sont des figures de terroristes pour le régime tsariste de cette époque. Ils ont réellement vécu en 1905. Il s’agit de nihilistes russes dont les noms apparaissent directement dans la pièce. En 1943, le groupe Manoukian, résistant, était considéré comme « terroriste » par les nazis. Il y a une fracture entre terrorisme et résistance. A chacun d’étudier la nuance, elle est complexe et demande du temps avant de pouvoir qualifier un acte de terroriste ou résistant.
Dans cette pièce Camus, n’essaie ni de justifier le crime ni le terrorisme. Les personnages sont seulement des êtres révoltés contre la souffrance et l’oppression. Ils s’opposent, leurs armes des bombes fabriquées encore artisanalement, à cette époque-là, et le payent de leur vie. Camus parle de justice jamais de terrorisme. C’est au spectateur à trouver sa réponse.
La pièce est intemporelle : car les êtres révoltés, ceux qu’un pouvoir tyrannique empêche de prendre la parole, traversent le temps. Pour la mise en scène, j’ai choisi de ne pas inscrire les décors et les costumes dans une époque particulière. J’ai plutôt rêvé « ces justes » comme une espèce de sarabande sauvage exécutée par des chevaliers luttant pour qu’advienne un ordre nouveau instaurant « le royaume de dieu sur terre ». Les personnages dressés arpentent le plateau avec leurs grands manteaux. Ils ressemblent à des albatros qui se sont échoués sur une terre aride, Ils cherchent à s’élever vers le soleil, transgressent le commandement chrétien « Tu ne tueras point ». Ils tournent autour d’une colonne dorée, une fixité immuable du temps. Se dessine alors une écriture scénique qui exprime une forte opposition entre désir d’élévation et chute à la croisée horizontale et verticale du ciel et de la terre.. D’une horizontalité contrainte en prison où il est attaché et roué de coups, le héros retrouve sa verticalité dans la pendaison—La spirale de la terreur qui se clôt par son exécution—l’engagement pour une grande cause demande de consentir à sacrifier sa vie…
Le combat des révoltés contre l’injustice est toujours d’actualité.
Il n’y a pas de perdants, il n’y a pas de gagnants. Dans une situation singulière qui instaure « un état d’exception » il sera question de défendre la vie et les valeurs qui la fondent.

Strasbourg le 23 janvier 2009 ©Pascale Spengler


1 Les justes d’Albert Camus
2 Les justes d’Albert Camus
3 Les justes d’Albert Camus
4 Les justes d’Albert Camus
5 Les justes d’Albert Camus
6 Jésus a dit :  » Car le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir lui-même et donner sa vie en rançon pour beaucoup  » (Matthieu 20:28). Il est venu donner sa vie, mourir, et sa mort devait racheter le salut des autres. C’est la raison première pour laquelle il est venu sur terre. Son sang a été répandu pour les autres (Matthieu 26:28)