Interview de Carol Müller avec Pascale Spengler

Carol Müller :  Comment avez-vous abordé Manuel de Hohenstein ?

Pascale Spengler : Je me suis trouvée devant une sorte de sédiment C’était » ces couches et ces couches de corps » et l’impression d’une mécanique implacable qui inscrivait dans la chair toujours la même blessure terrible, le même creux, la même béance. C’était cette question de l’origine. Cette perte inéluctable, vécu comme une catastrophe qu’aucun individu ne pouvait à lui seul porter ou supporter et que devait Impérativement relayer le corps collectif tout entier. J’entendais une polyphonie qui tout à la fois signifiait et sublimait l’individu. J’entrevoyais comme un rituel de désastre auquel collaborait les astres et les hommes et qui refermait l’histoire sur elle-même. Il fallait trouver l’entrée, il fallait être initié, faire le pacte.

Quel pacte?

L’éternité s’est arrêtée, c’est le sous-titre de cette pièce, autrement dit. C’en est fini de l’éternité. Que reste-t-il alors? Le néant ou la mort. Celle-ci est là, omniprésente qui rôde et qui tente. Manuel, Massémée, la Lune, La Destinée, les Frères Famines, la Fille du Rhin, Mortem n’en font pas à proprement parler l’apprentissage: ils en ont une connaissance profonde, mais ils ne la nomment pas, ils se l’offrent comme objet de sublime désir, séduisent ou défient en brandissant cette absolue transgression, vendent leur fascination et finalement s’étreignent dans une danse macabre. Ce n’est pas morbide mais c’est sans concession. Connaître le danger et ne pas pouvoir se passer de faire le mal c’est peut-être ainsi que se joue leur survie. Ce sont des monstres, ce sont des hommes : Eros-Thanatos-Satanos ! Séduire ou crever. Il n’y a pas d’alternative: seulement la cruauté.

Sur quel espace travaillez-vous ?

Je voulais trouver comme une matrice, un ventre, bref un double positif à la béance qu’ils n’arrêtent pas de célébrer. Nous avons donc conçu un espace de tréteaux qui fonctionne avec un butoir, une partie visible et une partie semi-visible. Il faut toujours traverser les percées bordées de rouge, crever la chair en quelque sorte. Aucune quoti­dienneté n’y est possible, on ne peut pas y marcher, il faut poursuivre sa trajectoire ou rester accroché dans l’espace à défendre son territoire. Quoi qu’on fasse, on transporte avec soi l’espace invisible dans lequel on est obligé de se rendre pour rejoindre le chœur. Les acteurs ne peuvent pas refermer l’espace sur eux seuls, ils doi­vent jouer l’invisible 1 J’ai ainsi cherché à évacuer l’anecdote. Il fallait que cet espace serve la narration, qu’il ne soit plus un plancher mais de la terre, de l’eau, un sol fracturé, comme les corps des acteurs.

Comment voyez-vous ces corps ?

En proie à une parole qu’ils ne peuvent délivrer que dans une situation de nécessité absolue. Les corps sont mar­qués, de plus en plus marqués par la béance dont ils sont le ressac et la terrible pression du dehors qui les traverse, les dépasse et les agite.

Du théâtre dans la cité

Quels ont été vos débuts ?

C’était l’épopée des « animaux blancs ». Il ne s’agissait pas à strictement parler d’un travail théâtral C’était plu­tôt un happening, une (action) comme dirait Beuys.  Je façonnais, avec du papier blanc, des sculptures d’animaux de différentes grandeurs et je les installais en nombre dans plusieurs lieux du centre de Strasbourg. Ces lieux devaient être des espaces publics évidents, ouverts, qui pouvaient, à tout moment, être investis ou désinvestis par les passants. Je travaillais la forme de chacune. de ces installations de manière à, organiser une dynamique Insolite entre ces êtres et l’ architecture de la cité. Et puis, un jour, j’ai découvert avec étonnement ces mots de Beckett « Jamais aimé personne à mon avis, Je m’en souviendrais. Sauf en rêve, et là c’était des animaux, des animaux de rêve, aucun rapport avec ce qu’on peut voir par les campagnes, Je ne trouve pas les mots, des créatures délicieuses, blanches pour la plupart. » (Les Têtes Mortes, D’un Ouvrage Abandonné). C’était le pendant de ma tentative plastique. Avec mes mythes, mes fables (Il était une fois les animaux blancs… J’ai vu des dinosaures bienheureux. etc.), Je cherchais à ouvrir quelque chose d’une histoire future de l’imagination et de la sensibilité. C’était ma première écriture urbaine.

Puis vous vous êtes repliée sur le Hall B des ateliers SNCF de Bischheim?

En effet, nous étions alors en quête d’un lieu vierge d’images de théâtre. Dans notre frénésie expérimentale et non sans naïveté, nous rêvions d’un espace où nous pourrions inventer, sans contrainte, un nouveau théâtre, de nouvelles formes de représentation! C’est le hall B des ateliers SNCF de Bischheim qui a accueilli notre réve libertaire! C’était, en banlieue, une cathédrale industriel­le abandonnée. Il y avait
En effet, nous étions alors en quête d’un lieu vierge d’images de théâtre. Dans notre frénésie expérimentale et non sans naïveté, nous rêvions d’un espace où nous pourrions inventer, sans contrainte, un nouveau théâtre, de nouvelles formes de représentation! C’est le hall B des ateliers SNCF de Bischheim qui a accueilli notre réve libertaire! C’était, en banlieue, une cathédrale industriel­le abandonnée. Il y avait là une mémoire, un passé, une matière que nos expérimentations scéniques pouvaient déplacer, s’associer, s’approprier. Au But de Bernhard fut ainsi le premier de ces « objets de théâtre » c’était un pari d’acteur, une vocifération de plus de deux heures, et une manière d’amener et de porter la voix là où, depuis peu, elle s’était tue. Puis ce fut Beckett: D’un Négatif Irrécusable et enfin Renée et Edmond, une tentative d’écriture par montage, nous nous attaquions au langage. Le principe en était simple· un couple habitait ce lieu et se jouait, chaque soir, sur le mode du zapping, des scènes d’amour et de ruptures en volant ses répliques à Roméo et Juliette, Léonce et Léona, Qui a peur de Virginia Woolf, Dans la Jungle des Villes. Ces trois objets composaient un cycle qui commençait en automne et s’achevait en été. Les spectateurs partageaient avec nous la température des saisons, nous voyagions du Groenland à l’Ethiopie 1 Nous avions élaboré un vrai rapport au public.

L’intervention de la commission de sécurité et l’état de vos finances ont mis fin à cette occupation spontanée. Votre pratique du théâtre s’en est-elle ressentie ?

Après Bischheim, notre capacité de résistance était entamée, Nous nous sommes arrêtés, nous avons réfléchi. Puis, nous avons recommencé à chercher des « espaces perdus », Nous avons fait un détour par une friche urbaine, les locaux d’assainissement du complexe de la laiterie centrale (depuis peu transformé en une institution culturelle) où nous avons donné Après la Répétition d’Ingmar Bergman. Et puis, ce fut l’aventure du chapiteau. Posés auparc des Contades, au cœur du quartier allemand, nous y donnions La Danse de Mort de Strindberg, Pour cette pièce qui raconte la tragédie insulaire d’un couple, coupé du monde et relié à leurs enfants par un unique télégraphe, le chapiteau était un symbole très fort, com­me un lieu du campement. Le théâtre n’y était que très précairement abrité, Nous n’entendions, certains soirs d’orage plus un seul mot du texte. Les éléments naturels envahissaient la métaphysique strindbergienne 1 Les rapports du dedans et du dehors, du théâtre et de réalité s’inversaient. Entre l’état de nature et l’état de culture!

Vous avez alors quitté la ville pour la campagne ?

Nous nous sommes expatriés à Sarre-Union, au plein cœur de l’Alsace Bossue. Avec un groupe d’amateurs du coin, nous avons investi un cinéma désaffecté, que l’on devait transformer en salle de jeu vidéo, un de ces vieux cinémas dont Wenders parle dans Au Fil du Temps. Pour quelques mois, nous l’avons marqué du sceau de la « culture « . Que pouvait bien encore signifier un acte de théâtre dans une région qui en était à peu près exempte) C’était un coup de genou aux politiques. Pouvions-nous initier quelque chose, pouvions-nous, du moins, donner une autre raison d’être à ce cinéma ‘) Malheureusement, les politiques n’ont pas suivi. Ils ont apprécié ce que nous y avions fait (nous y avons monté Scènes de Chasse en Bavière de Sperr) mais il n’y a pas eu de volonté plus audacieuse, L’acte ne suffisait pas, ce n’était qu’un acte symbolique.

En 1992, ce sont Les Justes d’Albert Camus, un auteur du Sud et des scènes institutionnelles (Maillon, TIP, Régionales, Grafzeppelintheater, Theater am Stadtgarten), une révolution dans l’histoire des Foirades ?

Plutôt, une catharsis, un moment de synthèse. Avec Les Justes, nous assimilions tout ce que nous avions jeté là, comme ça, de manière presque intuitive et spontanée, Il y avait dans cette pièce de quoi nourrir une réflexion sur l’histoire, sur le terrorisme, sur la capacité du collectif à changer l’histoire, sur les rapports de l’homme au politique, autant de thèmes qui ne m’avaient jamais quitté. C’était pour moi une mise en abîme de notre théâtre, Nous avions le temps et les moyens. La boucle semblait bouclée. Pourtant, cette errance sur les plateaux institu­tionnels ne m’a pas donné satisfaction. J’en suis revenue avec beaucoup de questions, le dehors poussait aux portes, C’était l’histoire des intermittents du spectacle, l’ébranlement de notre statut social et la confrontation avec un système de marché qui nous dévorait et bloquait la diffusion Je ne pouvais me résoudre à penser le théâtre en terme de produit. J’ai alors ressenti le besoin de réamorcer une création d’un autre type. Nous nous sommes remis dans la peau d’un groupe d’action, C’était cela ou disparaître. C’est ici qu’a commencé l’histoire de Manuel de Hohenstein

La cave de Manuel : aux côtés d’une écriture l’écriture par Christophe Huysman de Manuel de Hohenstein constitue un moment de « aventure théâtrale dans laquelle vous avez lancé votre compagnie, pendant un an, sur le quartier de Hautepierre, à la périphérie de Strasbourg. Quelle a été l’origine de ce projet ?

Une nécessité de porter à la représentation notre contemporanéité. Face à la situation de marché dans laquelle la production théâtrale française se trouve enfermée, je voulais m’arrêter pour écouter les paroles d’hommes et de femmes de maintenant dans un territoire urbain d’aujourd’hui. J’ai eu l’impression que ce n’était qu’en plaçant le théâtre en situation de réalité et de proximité que notre création retrouverait un sens. À l’instar de la tragédie classique, j’ai planté l’unité de lieu Hautepierre, j’ai arrêté un temps: une année de présence et j’ai tendu un réceptacle pour laisser notre quotidienneté se déposer en crise. C’était un défi: revisiter minutieusement en ne gommant aucune étape, mais dans un même élan, l’entièreté du processus théâtral.

Comment avez-vous procédé ?

Avant de nous aventurer sur ce bout de cité, nous avions en tète un ensemble de chiffres et de données: un parc immobilier sorti de terre en 1970, 80% de logements HLM, 16000 habitants, 26 nationalités, 4% de plus de 60 ans, 45% de moins de 25 ans, 20% de RMlstes, un centre commercial Auchan, un hôpital, une boulangerie, un sens unique de circulation, et une configuration du territoire en 7 alvéoles portant chacune un nom de femme Eléonore, Catherine, Karine, Anne, Brigitte, Jacqueline, Irène, Denise. Une lois sur le terrain, nous avons adopté une méthode d’investigation qui prenait le tour d’enquêtes, de reportages, de relevés anthropologiques, de prélèvements, de recherches historiques. Nous n’avions que notre regard, notre expérience et notre écoute pour capter cette vie d’ici, qui n’avait jamais encore connu de cristallisation esthétique. Nous avons donc réalisé une série d’interviews. Nous les voulions non-directives et variées: curé, pasteur, immigrés, réfugiés, alsaciens, maghrébins, famille, jeunes, vieux, rappeurs, infirmières, acteurs politiques et sociaux .. Au total, plus d’une cinquantaine de témoignages recueillis puis retranscrits.

Quelle a été la fonction de ces témoignages dans votre processus de création ?

Le cadre de l’interview constituait déjà, de manière primitive, un espace de représentation. Il y avait un temps fixe, une voix, un débit, un décor familier mais ce qui s’y énonçait conservait une valeur singulière. Tous ces récits égrenaient la réalité en une multitude de perceptions, d’impressions, de souvenirs, de détails tout en gardant un caractère incomplet. Inachevé et dispersé. Un piège nous guettait : constituer un espace de représentation qui ne soit qu’un simple miroir, il suffisait pour cela de donner au propos un tour ethnographique, nous en avions la matière. Le théâtre réclamait autre chose. Il fallait trouver une instance capable de précipiter toutes ces mémoires, tous ces fragments d’humanité et de les porter très haut, de les offrir au sens. Seul le poème, le chant, le grotesque pouvait pulvériser l’exiguïté de ce territoire et fondre cette matière vive en un espace d’Agôn. J’ai donc choisi de confier cette tâche à Christophe Huysman. Il est venu a Hautepierre, y a résidé et en trois mois, a écrit cette pièce traversée de bout en bout par ces voix de Hautepierre. Ainsi naquit Manuel de Hohenstein. Restait à apprêter la crèche!

Vous êtes devenus bâtisseurs de théâtre ?

En effet, pour voisiner avec les habitants de Hautepierre, il nous fallait trouver, dans cette cité, un lieu de répétition et un lieu de représentation. Il n’existait pas sur ce territoire d’outil adapté à notre désir, à nos besoins ce ne pouvait être qu’un « espace perdu « , en vacance d’identité. Nous l’avons donc cherché et fondé. Il s’agit en fait, d’une cave de 156 m2 avec 2,48 m de hauteur.de plafond, située au 31-32 place Erasme, sous deux HLM. Avec la complicité de nos financeurs, nous l’avons transformée, en un petit théâtre de 50 places. Nous y avons répété pendant deux mois, et y avons donné 30 représentations de Manuel de Hohenstein. Peut-être avons-nous, par la fragilité de cette démarche et notre désir d’un acte esthétique authentique, contribué à créer un lieu de sens, une alternative aux choix de nos institutions. Sans nul doute, cette expérience nous fonde aujourd’hui.

Janvier 1994