Comment advient l'expérience de la guerre ?

Un court extrait de texte : une « Constance » blessée

Constance : Et tous ceux que j’ai aimés je les ai aimés avec mon corps mais surtout avec mon coeur et mes tremblements mes gémissements tout cela venait d’abord du coeur c’était la guerre et je ne pouvais l’oublier la guerre et c’est la guerre qui me l’a faite cette blessure à la hanche une balle « pan » dans la hanche! Et sous vos étreintes je ne pouvais l’oublier cette hanche et cette guerre et la blessure toute fraîche et la cicatrice que je voulais cacher par pudeur cacher à l’homme qui jouissait et à qui j’offrais cinq minutes de plaisir entre deux mitrailles ah soldats la plupart tombés au champ d’honneur que je suis fière d’avoir accueilli sur ma poitrine toutes ces poitrines à présent transpercées et que je récurais d’abord parce que c’étaient des poitrines très sales ! »
Philippe Minyana

Un bref résumé de l’histoire

C’est juste après la guerre. Trois survivants retrouvent Constance, la femme qu’ils ont aimée. Ils racontent, racontent encore et leurs récits se chargent de visages, de bruits, d’odeurs, de paysages, de désastres. Mémoires en morceau, mémoires d’individus à peine encore en vie, mémoires de 1914. C’était la guerre. C’est désormais la paix et le présent est là, inquiétant, inconnu. Que faire alors quand on a tellement vu mourir et que l’on est pas mort? Aimer peut-être, aimer sans doute. Mais, les rivalités, les souvenirs, la fatigue, rongent sans merci ce qu’il reste d’envie de vivre…

Comment advient l’expérience ?

Je m’interroge sur la raison qui me pousse à lire et à mettre en scène des textes qui évoquent la guerre, son bruit, sa douleur, sa fureur, son fracas en n’étant pas une enfant de la guerre. Je me souviens d’une compagnie strasbourgeoise qui organisa une soirée théâtrale d’un genre inédit, associant au texte un prologue et un épilogue la diffusion de deux films. Je me souviens du titre de cette manifestation : « Figuren ». Je me souviens que la compagnie se nommait « Théâtre en hiver ». Une plasticienne, Sylvie Blocher, présentait un film sur Nuremberg. Le souvenir que j’en ai gardé, était la volonté d’une l’artiste de réaliser une sorte de contrepoint au IXe congrès de Nuremberg de l’automne du 12 septembre 1938, qui s’était placé sous le signe du Reich de la Grande-Allemagne et, sans aucun doute, constitua le plus grandiose, le plus imposant, le plus colossal et le plus menaçant de tous les grands rassemblements de foules qu’ait jamais eu pour théâtre l’Allemagne national-socialiste.
Cette soirée inédite de « Figuren» se déroulait dans un cinéma anciennement appelé l’ABC, avant sa rénovation, l’actuel Cinéma de l’Odyssée. Pour ceux qui n’ont pas vu « Le triomphe de la volonté » réalisé par Leni Riefenstahl, je cite un court extrait de Mémoire & Médias, Etudes réunis par, Louise Merzeau et Thomas Weber afin de donner un aperçu au lecteur.

Lors de l’entrée d’Hitler dans la ville de Nuremberg, les zones d’ombre et de lumière se succèdent en alternance. Les contours sont ramollis de sorte que, dans le contre-jour du soleil, la tête et le dos de la main du Führer sont entourés d’un halo. Dans les gros-plans, la tête d’Hitler est de fait entourée d’une auréole lumineuse, tel un saint. Sa pose – debout dans sa Mercedes décapotable, le bras droit levé, la paume dirigée vers l’avant – renforce l’impression que la caméra évoque sciemment l’iconographie religieuse du Sauveur. Lors du discours à la jeunesse hitlérienne, Hitler est filmé de sorte qu’il se trouve dans l’ombre de la tribune.

Vers la fin du discours, par contre, la caméra tourne lentement autour de lui de façon à ce que le Führer, qui se tient toujours derrière le microphone, voltige en quelque sorte de l’obscurité vers la lumière. Ce mouvement s’effectue juste au moment où Hitler prononce les paroles bibliques suivantes : « Parce que vous êtes la chair de notre chair, et le sang de notre sang. » Lors du défilé sur la place du grand marché, le bras droit levé de Hitler est filmé – d’en bas, en biais, et à l’aide d’un téléobjectif – de sorte que les hommes de la SA et de la SS passent sous la main du Führer comme sous un baldaquin. La main d’Hitler semble ainsi assurer leur protection. Vu d’un tel angle, la pose d’Hitler au cours de la parade équivaut, dans le film, à une bénédiction qu’il donne à « ses » hommes.

En raison de cette idéalisation cinématographique, Hitler apparaît comme le messie politique du peuple allemand.

Sylvie Blocher faisait tourner sa caméra lentement autour de la Luitpoldarena, Arène de Luitpold (1) , pendant qu’une voix monocorde égrènait un à un, lentement, les noms des victimes du national-socialisme, sensation d’une interminable énumération qui semblait ne jamais finir. Je ne me suis jamais rendue à Nuremberg.

Après la lecture des comédiens d’un texte de théâtre dont je ne me souviens plus, la soirée se concluait avec la diffusion du film d’Alain Resnais : « Nuit et brouillard ». Ce soir-là, j’ai réalisé l’horreur des camps de concentration. La vision de monceaux de cadavres, décharnés, réduits à l’état de squelette charriés par des pelleteuses provoqua en moi un véritable choc. Des gardiens de camps portaient par les bras et les jambes des corps et les jetaient dans une fosse commune. Je ne pouvais pas comprendre ce qui était arrivé à ce champ de cadavres humains. J’ai su plus tard en lisant la littérature concentrationnaire que des épidémies de choléra, dans le désordre de la fin de la guerre décimaient les survivants avant que les américains ne parviennent à libérer les camps. La contamination se propageait rapidement. Ils mouraient comme des mouches. Ces cadavres n’étaient plus que de la matière inerte à forme humaine, comme la pierre, le sable, le gravier.

Le texte de Philippe Minyana se réfère à la première guerre mondiale. Les personnages qu’il met en scène apparaissent comme des figures médiocres, leurs actions une gesticulation grotesque. La guerre ne leur apprend rien au contraire, elle les abîme encore davantage. Pas de mémoire, pas de conscience, faux héroïsme, de ces anti-héros qui entre deux mitrailles assouvissent leurs pulsions érotiques avec une femme mythique, vierge sainte putain, surnommée Constance, pauvres loques humaines égarées sur le front de cette guerre 14-18, exposées constamment à la mort, sans motivations pour défendre une quelconque cause d’une quelconque patrie.

©Pascale Spengler, Strasbourg le jeudi 12 février 2009

(1) La Luitpoldarena (Arène de Luitpold) est un large terrain aménagé pour le congrès de 1934, autour de l’ancien monuments aux morts de la première Guerre mondiale de Nuremberg. Lors du congrès s’y déroule la cérémonie du « drapeau de sang » (Blutfahnen) : Hitler porte le drapeau rouge du sang des nazis morts lors du putsch de Munich, en 1923, et en effleure les drapeaux des organisations paramilitaires présentes (SA et SS, notamment). La cérémonie est donc hautement symbolique, mêlant les morts de la Grande guerre et les « martyrs » du NSDAP, tout en invitant les membres du parti au sacrifice. La Luitpoldarena est totalement achevée en 1937.