Comment parler d'En Attendant Godot

Il faudrait que j’évoque les années de genèse de la Compagnie de Théâtre les Foirades.

En 1987, je louais à Bischheim un ancien atelier SNCF désaffecté, à un tarif dérisoire, où dans le passé étaient réparées les locomotives, une espèce de hangar métallique vide avec des vitres brisées, sans chauffage en hiver, sans eau courante. J’étais l’unique occupante de cette cathédrale post-industrielle. J’y fabriquais mon troupeau d’animaux blancs.

J’ai rencontré, Marc Lador, un comédien ~ metteur en scène. Il fut pendant quelques années mon compagnon de vie. Marc était un grand admirateur de Beckett, et connaissait son oeuvre pour ainsi dire par coeur. L’attachement que Marc témoignait à cet auteur me paraissait démesuré. Il incarnait son modèle avec passion avec sa silhouette efflanquée, un peu giacomettienne, son goût pour l’alcool, sa chevelure rousse, ses yeux gris bleu, son amour du déséquilibre.

Il s’appropriait et vociférait la prose beckettienne en nommant « D’un négatif irrécusable » sa performance d’acteur. Comme Beckett, Marc portait peut-être, un regard peu charitable sur ses contemporains, être bon, cela trompe tellement, c’était sa manière à lui de se protéger car je suis convaincue que sa tendresse pour les autres était immense

C’est dans ce hangar, avec les animaux blancs qu’a commencé pour moi ma véritable rencontre avec Beckett. Mes animaux portaient le nom des personnages et des oeuvres beckettiennes: Solo, Malone, Molloy, Krapp, Bing, Willie, Winnie, lucky, l’Innommable.

En lisant « D’un ouvrage abandonné »,je suis tombée amoureuse de ce passage de texte: « Jamais aimé personne à mon avis, je m’en souviendrais. Sauf en rêve et là c’était des animaux des animaux de rêve, aucun rapport avec ceux qu’on peut voir par les campagnes, je ne trouve pas les mots, des créatures délicieuses, blanches pour la plupart. ».

Dans mon for intérieur, je me consolais pensant avoir trouvé un compagnon qui entretenait le même rapport au monde que moi. Car mes animaux, c’était une écriture, pas avec des mots comme ceux qu’on trouve dans un dictionnaire, non, mais avec des formes sculptées, une écriture blanche, que je pouvais poser dans un espace, urbain ou autre. J’étais révoltée et fâchée contre la société. Parler verbalement était difficile pour moi.

La compagnie est née. Nous l’avons baptisée à l’ « Ecole sans Dieu » en empruntant à Beckett le nom d’une des œuvres « Pour en finir encore et autres foirades ».

Depuis, plus de 12 ans ont passé, j’ai changé, j’ai cheminé, j’ai appris à vivre, j’ai égaré quelques certitudes, j’ai tué quelques chimères, j’en ai retrouvé d’autres, je n’arrête pas de finir, je n’arrête pas de répéter, d’espérer, de désespérer, je voudrais me taire et je continue à dire.

Terrible et fascinant, d’avoir goûté du Beckett et de mesurer que les mots de Beckett ne vous lâchent plus. Impossible de vous en défaire. À certains moments de la journée, vous citez du Beckett comme ça. Beaucoup de situations dans le quotidien vous font penser à ses personnages, « l’habitude est une grande sourdine ».

Alors s’impose à vous l’Irrécusable désir de réaliser à nouveau un bout de « chemin de vie » avec ce Monsieur, de souhaiter sa compagnie, d’arriver à faire exister son « En attendant Godot » et le vôtre sur un plateau de théâtre. Pourquoi pas le vôtre? Vous y laisserez un peu de votre personne. C’est le prix à payer. Vous êtes bien sûr que c’est « En attendant Godot » que vous vouliez mettre en scène ? Oui. C’est un engagement. Vous ne voulez plus reculer. Il faut passer du dire à l’acte de faire. Il paraît que tous les grands noms de gens réputés dans le milieu théâtral se sont confrontés à cette pièce. Pourquoi me dites-vous cela? Je vous avouerais que j’ai pris beaucoup de plaisir à lire le cheminement de leurs pensées pour répondre à la question comment représenter une route à la campagne avec arbre sur un plateau de théâtre ?

Tout ce qui est dit doit être redit. Ce n’est que dans la répétition que la mémoire s’inscrit dans le Corps. Vous partez de ce postulat. Toute oeuvre mérite d’être jouée toujours et encore. Vous et vos compagnons, finalement vous ne ferez que répéter une fois de plus ce qui a déjà eu lieu à travers d’autres mises en scène. Quoi faire d’autre que répéter, redire ce qui a déjà été dit et quelques fois sublimement, par d’autres qui nous ont précédés. Certes, la tentation existe d’y introduire quelques petits changements, quelques petites variantes.

À cet endroit l’humanité c’est nous » Samuel Beckett

C’est bien connu, toutes les grandes oeuvres sont inépuisables.  » Beckett avec une grande pauvreté de forme dans « En attendant Godot » nous laisse entrevoir une métaphore du monde,où il dévoile la misère et la grandeur de notre condition humaine. Il laisse surgir le doute fondamental. Se montre le malaise des corps, la cruauté des rapports, la mécanique de la répétition, les subterfuges pour occuper le temps, la difficulté de l’équilibre, l’impossibilité de partir, de fuir. L’économie des moyens théâtraux, le dépouillement de l’espace, la rareté du langage, le silence, nous donnent à voir et à entendre un écho de ce qui pourrait constituer une scène originelle du monde. Et pourtant cette attente n’est-elle pas la forme minimale de l’espoir ?

Les Foirades depuis plusieurs mois se sont donné comme thème de recherche cet espoir.

© Pascale Spengler, Strasbourg fin juin 2001