Péripéties d’une mise en scène

J’ai dû surmonter une interdiction des ayants droits anglais du droit d’exploitation des textes de Sarah Kane. Elle était due à une différence économique notoire en termes de financements entre des projets venant de l’Est et ceux venant de l’Ouest, entre pays capitalistes et post-communistes. La Serbie est un pays ne faisant pas partie de la communauté européenne et dont le revenu moyen par personne est très bas

Ce contexte me contraindra à modifier, corriger le projet…

J’ai rencontré le Human Teatar à Strasbourg dans le cadre du Festival « Okup ». Suite à quelques réunions, nous avons envisagé de rendre possible cette coopération. De retour au pays, ils ont évoqué notre projet avec Simon Grabovac, directeur du Festival Infant qui m’a invité à diriger un workshop dans le cadre de ce festival en juin 2003. Il a été reconduit l’année suivante en juin 2004. Il sera suivi d’une résidence au Centre Culturel de Novi Sad.

Ce workshop à confirmer notre désir de poursuivre notre collaboration. J’ai résidé en Serbie à Novi Sad, entre juillet et novembre 2003, période pendant laquelle en collaboration avec le Human Teatar, j’ai conduit deux laboratoires d’une quinzaine de jours chacun —LAB 1 et LAB 2— avec les acteurs serbes du Human Teatar. Chaque étape de travail s’est conclue par une présentation des extraits du travail de recherche des acteurs devant un public

Le LAB 3 s’est déroulé à Strasbourg de décembre 2003 à fin janvier 2004.

En accord avec le directeur des TAPS, j’avais décidé qu’à l’issue de l’étape strasbourgeoise, je présenterai, « Initiales SK » ou le cas Sarah Kane, au TAPS Gare. Je voulais familiariser le public avec l’univers théâtral de Sarah Kane en proposant un montage d’extraits de la pièce Cleansed/Purifiés.

Les ayants droits anglais à quinze jours de la première m’ont refusé les droits d’exploitation des droits d’auteur du texte. La raison qu’ils m’ont donnée était que je ne pouvais pas présenter que des extraits, c’était toute la pièce ou rien. Je ne pouvais pas annuler. Il fallait trouver une solution. Suite à l’amputation du texte de SK imposée par des gestionnaires de droits d’auteur de SK, j’ai construit avec mon équipe une dramaturgie muette.

Pendant le travail de répétitions, j’avais choisi de faire interpréter aux acteurs scrupuleusement le texte de Purifiés jusqu’à exécuter fidèlement dans le moindre détail les disdascalies. Et c’est ainsi que j’ai pu contourner l’interdit en décidant avec les acteurs de ne jouer que les disdascalies, qui correspondait comme chez S.Beckett à du langage corporel.

Le savoir que j’avais acquis en menant avec des acteurs un travail d’exploration de l’œuvre de Beckett pendant trois ans m’avait aidé à prendre les bonnes décisions. Je connaissais la puissance poétique qui pouvait se dégager du langage corporel. En évacuant le verbe je révélais de manière radicale la violence qu’un environnement hostile faisait subir aux corps. Mon écriture scénique se concentrait à retracer la trame gestuelle de la pièce. Cet interdit m’avait— face à la singularité de la situation conflictuelle avec les ayants droits— à transposer le théâtre parlant de Sarah Kane en dramaturgie muette. Sans cet interdit, je n’aurais jamais envisagé ni eu le courage de muter Purifiés en pantomime. Et c’est ainsi, un peu malgré-moi que j’ai réalisé une sorte de « théâtre buto européen ».

La représentation de la violence chez SK reconvoque la spectralité auschwitzienne produisant des corps d’exception engendrés par un état d’exception.— L’homme est à la mesure de l’homme non plus des dieux mais des hommes—corps nus exposés aux pires maux inhumains : viol-torture-meurtre-amputation-folie-suicide ! Les rapports d’oppression génèrent leurs florilèges de figures sado-masochistes, la plus répandue étant, la victime et son bourreau. Flétrissure salissure, toute forme de grâce sera tôt ou tard corrompue. Corps mis à nu, dévoilé, exposé, exibé, violé, consommé, exploité, amputé de leurs membres, de leurs organes. La violence génère une forme grotesque d’une passion des corps évoquant la peinture de Jérôme Bosh, Edward Munch, Francis Bacon. Sarah Kane avec le moyen du langage théâtral corporalise les violences politiques sociales, sexuelles. La souffrance psychique des êtres humains devient physique, visible et dicible. Elle n’est pas mystifiée, elle est réelle.

Une guerre moderne est à l’œuvre, des systèmes d’oppression étatiques sont en œuvre. La masse est indifférente au particulier. forme de. Sarah Kane à travers son écriture scénique traduit souffrance psychique des laissés pour compte, la rend visible donnant à voir ce que le langage verbal ne peut montrer.

Surgit alors par cet effet d’amplification une sorte de saturation d’Eros et de Thanatos où le corps torturé célèbre « son inferno macabre». La violence sociétale annihile les corps, les êtres. Elle les broie. Il n’y a aucune perspective de salut dans ce théâtre. C’est un théâtre in your face. La violence est souveraine sur le plateau de théâtre. Et une nouvelle iconographie christique iconoclaste non-rédemptrice surgit.
SK tend un miroir au monde afin qu’il reconnaisse sa capacité de violence de négationnisme irrécusable. La finalité de la dramaturgique de SK est d’affecter le spectateur en violentant les spectateurs dans leur chair et leurs émotions. Elle exhibe l’obscénité de la violence.

Strasbourg le 23 janvier 2009, © Pascale Spengler