Eléments de mise en scène

La mise en scène de la pièce est construite comme une boucle pour interroger le temps, le temps des « histoires » et l’histoire du temps. C’est sur cette boucle que Pascale Spengler a choisi de travailler : en jouant tout d’abord sur un premier redoublement, puisque, à la représentation de la traduction anglaise de Carl Weber, s’enchaîne dans la foulée, celle de ta traduction française de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux. De la sorte, est proposé au spectateur un accès à plusieurs niveaux de lecture. Il peut ainsi faire des allers·retours entre un parti pris scénographique qui ferait de l’acteur un produit du texte plus qu’un producteur de parole ou rejoindre une perception linéaire, plus traditionnelle, c’est-à-dire chronologique, du texte.
En faisant interpréter à tour de rôle chacun des personnages par chacun des acteurs, serbes et français, la mise en scène vient toutefois souligner un refus d’inscrire la circulation de la parole dans une distribution classique, qui attribuerait à chaque acteur une fonction univoquement définie. En n’étant pas incarné par un acteur prisonnier de son rôle, le texte gagne en polysémie. Parce qu’ils représentent un collectif d’hommes privés de leur histoire, il fallait en effet priver les acteurs de la tentation illusoire de s’approprier un rôle singulier.
Enfin, le dispositif vidéo utilisé revient à créer un quatrième mur, comme support et représentation de la perspective historique, Le surtitrage, en insérant l’intégralité du texte anglais et français dans un flux et reflux de projections d’images et d’émissions audio, n’assure pas ici une fonction de traduction, mais d’inscription du temps historique. Comme technique projective, il permet à la fois d’analyser en direct le spectacle, tout en évoquant le caractère phantasmatique des constructions historiques positives dont le texte se présente comme un symptôme et un cas critique.
Pour donner forme aux lignes du texte des Müller, brisées comme autant de destins broyés et d’histoires déviées, Pascale Spengler a choisi de faire appel au savoir-faire de Bruno de Chènerilles. Auteur-compositeur-interprète de musiques et créateur de matériaux sonores et visuels, il performe en direct, dans l’espace-temps de la création, en orchestrant aussi bien les matériaux préfabriqués, pré-composés par ses soins, que les voix exclamées in situ par les comédiens serbes et français.

La politique est l’art du possible et l’art a toujours à faire l’impossible. Heiner Müller

De 2003 à 2005, le Collectif de Théâtre les Foirades/Strasbourg et le Human Teatar/Novi Sad ont mené un parcours commun aux marges de l’Europe. Ce parcours s’est construit autour d’un processus impliquant des structures serbes et françaises (notamment La Filature, Scène Nationale de Mulhouse ainsi que Les TAPS – Pôle spectacle vivant de Strasbourg) et des artistes de ces deux pays. En intégrant des collaborations plus vastes, le collectif s’est donné pour mission d’explorer l’écriture contemporaine: de l’auteur anglaise Sarah Kane au dramaturge est-allemand Heiner Müller.
Notre cheminement a procédé par étapes ; des résidences­laboratoires en France et en Serbie, échelonnées sur une période de deux ans à ce jour, furent suivies par des représentations. Survint tout d’abord Initiales SK, un hommage à l’oeuvre de Sarah Kane (création française en janvier 2004 aux TAPS/Strasbourg – création serbe en octobre 2004 au festival INFANT de Novi Sad), puis Die Korrektur (création serbe en janvier 2005 au Centre culturel de Pancevo – création française en février 2005 aux TAPS/Strasbourg).
Ce projet a souhaité ouvrir un passage vers une autre Europe et cultiver, à l’échelle d’une équipe artistique, un sentiment d’appartenance partagé. Il s’agit aussi d’affirmer une mission: celle de mettre le théâtre en question et, de manière générale, d’édifier du commun au-delà des différences de culture, de biographie, d’histoire, de système politique … Choisir de monter Die Korrektur après la création d’Initiales SK, c’est aussi s’inscrire dans un mouvement artistique en rupture avec la dramaturgie classique, « un mouvement résolument contemporain, qui croit à l’existence d’un langage au-delà du discours narratif. C’est vouloir faire enfin un théâtre de recherche, qui explore une nouvelle forme d’écriture et de langage scénique: un théâtre qui met en question l’idée de l’Histoire ou l’Histoire comme idée.

Strasbourg, le 27 janvier 2009 ©Pascale Spengler