Mise à l'épreuve de l'humanisme et faillite du politique

Petit Rappel

De juillet 2003 à 2005, le Collectif de théâtre Les Foirades et le Human Teatar de Novi Sad ont mené un projet commun, impliquant des structures et des comédiens français et serbes. Le but en était une exploration de l’écriture contemporaine: de la dramaturge anglaise Sarah Kane au dramaturge allemand Heiner Müller.

Résumé de la pièce

La mise en scène de « Die Korrektur» (La Correction) est construite comme une boucle pour interroger le temps, le temps de l’histoire et l’histoire du temps. C’est l’histoire de Bremer. Ouvrier, la cinquantaine, militant communiste déporté pendant l’Allemagne nazie puis condamné à son retour des camps pour anti-communisme, après avoir agressé un ancien nazi réhabilité, Bremer est la victime absolue de l’absurdité de tout système, Devenu chef d’une brigade ouvrière, dans te combinat minier de la Pompe Noire (RDA), il est accusé cette fois d’être responsable de t’effondrement des fondations du site et par là même de mettre en danger l’édification du système socialiste. L’histoire de Bremer est celle de la compromission du pouvoir avec d’anciens criminels de guerre, comme unique possibilité de reconstruction. La question de l’alternative politique est partout présente, en arrière-plan.

Mise à l’épreuve de l’humanisme et faillite du politique

Et si, au travers de la dénonciation des absurdités du système socialiste, DIE KORREKTUR pouvait être considéré avant tout comme une critique de l’humanisme; en tout cas de cet humanisme déguisé sous les oripeaux d’un régime totalitaire, et dont la réalisation pratique a pris en l’espèce en RDA une forme aberrante. Les Müller nous suggèrent en effet qu’au-delà de l’idéal officiel de construction d’un monde meilleur et du vœu de replacer l’homme au centre de toute chose, l’idéologie socialiste repose sur une supercherie, une affabulation qui ne chercherait qu’à dissimuler la cruauté de la nature humaine.
Et si l’humanisme est une fiction, celle-ci ne serait-elle pas basée, en définitive, sur une confusion délibérément entretenue par le politique à l’égard du statut octroyé à l’homme, quels que soient par ailleurs les systèmes et les discours s’en réclamant?
En récupérant en bloc les attentes millénaristes d’origine chrétienne et la promesse rationnelle d’un futur radieux concrétisée par la pensée utopiste, le système socialiste avait souhaité faire de l’homme un héros productif et un conquérant de la nature. Les Müller nous montrent, au contraire, que l’homme n’est ici que le produit d’un système et non pas un producteur, maître de son histoire, et ne vaut guère mieux, pour ses dirigeants, que les gisements de lignite qu’il est censé exploiter. Ce paradoxe est soulevé à un moment crucial du texte par le personnage de l’ingénieur, ce porte-parole désigné de la technique: il faut corriger (’homme parce qu’il résiste au grand processus de transformation de la matière et de la nature: « Le paysage ne se ressemble plus. Chez l’homme, la transformation est plus lente. » avoue·t-il.
À l’ère de l’humanisme pratique incarne par le socialisme réel, puis le triomphe de la technologie, l’homme est toujours inférieur à l’idée de l’homme et rejoint bientôt les parages du moins que rien, quand ça n’est pas ceux du monstrueux.

Le voile tombé, demeure l’immense peur, nue, pour la survie, la peur de l’animal humain, la peur archaïque face à la réalité qui veut que l’homme soit un loup pour l’homme, qu’il en a toujours été ainsi, dans Les siècles des siècles, y compris dans les sociétés qualifiées de civilisées. Qu’il faille être fatalement le plus fort, qu’il faille perpétuer la légende biblique d’Abel et de Caïn, qu’il faille continuer une guerre totale de tous contre tous, car l’homme est effectivement une bête monstrueuse pour l’homme. Nous ne sommes pas sortis de cette compétition effrénée pour la survie à laquelle l’actualité socio-économique nous renvoie sans cesse à longueur de nouvelles littéralement horrifiantes. De fait, quelle différence d’avec l’expérience totalitaire pour nous qui vivons à l’heure de la mobilisation permanente, synchronisée par les médias de masse.
Avant de la concevoir comme une alternative au libéralisme économique, le citoyen qui adhérait à l’idée socialiste était convaincu que c’était pourtant là l’unique moyen de venir à bout d’une certaine misère, liée à sa condition humaine, et d’échapper à la peur, cette peur notamment fondée sur la violence originelle: celle du hasard de la naissance. Cette injustice qui répartit les êtres humains en deux catégories : les privilégiés et les non privilégiés. Bremer ici, qui croyait religieusement à cette doctrine égalitaire voulant faire de l’homme la mesure et la fin de ['effort collectif, réalise soudain qu'elle n'était qu'un mensonge. L'exploitation des êtres humains par d'autres humains n'a pas été abolie, elle s'est systématisée pour le plus grand profit de quelques-uns, incarnant la faillite du politique. Le pouvoir socialiste reprend le discours suivant: s'ils se conduisent bien au présent, s'ils travaillent bien dès maintenant, ils seront récompensés ... dans le futur, et rejoindront une version laïque de l'au-delà, en construisant le paradis sur terre. C'est sur ce conte pour enfants, oscillant entre la farce et la tragédie, que peuvent se résumer le rêve du socialisme et le texte de Die Korrektur.

Histoire(s) et géographie(s) de l'arpenteur Müller et de la victime Bremer

DIE KORREKTUR 1 LA CORRECTION tourne autour de l'histoire(s) de Bremer. Ouvrier, la cinquantaine, militant communiste, déporté pendant l'Allemagne nazie puis condamné à son retour des camps pour anti-communisme après avoir agressé un ancien nazi réhabilité, Bremer est la victime absolue de ['absurdité de tout système. Devenu chef d'une brigade ouvrière, dans le combinat minier de la Pompe Noire (RDA), il se trouve accusé cette fois-ci d'être responsable de l’effondrement des fondations du site - et par-là même de mettre en danger la construction du système socialiste - alors qu'il semblerait que les faits soient plutôt imputables à un enchaînement de négligences allant des ingénieurs aux ouvriers.
Bremer est donc convoqué pour faire son autocritique devant le tribunal du Parti.
Écrite en 1957 par le jeune couple Müller - Heiner n'a que 28 ans, Inge est encore pleine de vie -, cette pièce est l'une des toutes premières étapes du devenir-auteur d'Heiner Müller. Déjà, elle contient presque tout ce qui va constituer le style Müller: son vocabulaire et la grammaire, avec lesquels il s'apprête à arpenter et l'histoire et la géographie du champ de la littérature, à s'attaquer tel un Goliath contemporain, à la recherche et au développement de nouveaux modes et méthodes d'écriture dramatique.

Strasbourg, le 27 janvier 2009 ©Pascale Spengler