Quelle sera l'intention de votre mise en scène ?

La guerre, quelques-uns d’entre-nous l’ont vécue… Ici ou ailleurs.

D’autres comme moi ne l’ont jamais connu. On nous en parle dans la famille, à l’école, sur notre écran de télévision, d’ordinateur, dans des bureaux d’accueil pour les étrangers, dans les journaux, les livres, à la radio.

Je me suis souvent demandée : Est-ce que toutes les guerres se ressembleraient ? Le bombardement, le combattant, le civil apeuré, l’ abri, la privation, jour et nuit, le bruit incessant des avions, le cadavre déchiqueté, l’ odeur, le gravât, les visage des proches qui ont perdu un des leurs, la douleur, la ville en ruine, le réfugié, l’otage, le prisonnier, l’exécution sommaire, le récit terrifiant de la peur, la voiture piégée, la mine, le blessé, l’hôpital surchargé, le manque d’eau, d’aliment, de carburant, la coupure d’électricité, la fermeture des magasins, le massacres des civils …etc…etc…

Le récit-témoignage de Mahmoud Darwich « Une mémoire pour l’oubli » m’a fait entrer de plain-pied dans le drame du peuple palestinien. Avant de croiser Mahmoud Darwich, je ne connaissais pas l’histoire de la Palestine. Comment comprendre la présence des Palestiniens à Beyrouth au Liban en 1982 si on ignore leur récit… le récit de ce qu’ils appellent la Nakba « la catastrophe » survenue en 1948, suite à la résolution du partage de la Palestine, votée par l’Assemblée Générale de l’ONU, le 29 novembre 1947, ils ont refusé de partager leur état avec un autre peuple que l’ONU leur imposait, la première guerre de Palestine, leur fuite devant l’occupant, les camps de réfugiés, les tentes de l’ONU, le déni de leur droit au retour … ce que les Palestiniens considéraient comme une évidence absolue. À partir de 1948, et jusqu’en 1987, Elias Sanbar, dans un livre d’entretiens sur la question de l’identité arabe , énonce que les Palestiniens mèneront toutes les grandes batailles de l’extérieur, à partir des pays d’arabes d’accueil.1

Beyrouth est la capitale du Liban. Mahmoud raconte l’épilogue libanais de l’armée de libération palestinienne. Yasser Arafat et les siens sont sommés par l’ONU de quitter le territoire libanais pour d’autres terres arabes d’accueil afin que l’armée israélienne mette fin à l’occupation libanaise et au siège de Beyrouth entrepris depuis juin 1982.

Dans la presse, actuellement nous entendons régulièrement parler de la Palestine. En décembre 2008 et janvier 2009, la bande de Gaza subit une nouvelle offensive israélienne sous la forme d’une incursion militaire à l’intérieur de son territoire. Celle-ci fut particulièrement meurtrière. Elle s’est soldée par la mort d’un millier de victimes civiles, notamment des enfants. L’objectif du gouvernement israélien était de faire la guerre à la branche armée du Hamas afin qu’ils arrêtent les tirs de roquettes Qassam sur son territoire. Or le Hamas n’a pas hésité à utiliser la population civile comme bouclier humain. Gaza, un énième épilogue tragique, à ajouter au tableau noir de cette longue odyssée entreprise depuis 1947, par les Palestiniens pour avoir le droit d’être sur une Terre où ils pourraient enfin un jour se sentir chez eux…

Quand nous ne vivons pas en direct la guerre, nous ne nous sentons pas vraiment concernés. Nous avons peur d’elle, peur, qu’elle puisse éclater sur nos territoires. Nous préférons nier son existence plutôt que de l’interroger.

La mort sur les écrans synchronise une émotion mondiale autour d’images inimaginables, insoutenables.

Nous assistons impuissants à la mort en direct d’êtres humains, éloignés de nous par des milliers de kilomètres. Cette mort en direct qu’on nous montre chaque jour pourrait se confondre avec les morts virtuels provoquées par un joueur d’un jeu vidéo, guerrier virtuel muni d’une arme à feu, d’une grenade ou d’un couteau virtuel…

J’ai toujours eu peur de la guerre. Je n’ai jamais considéré que la guerre avait cessé. J’avais peur qu’un jour elle se déclencherait.

J’ai grandi dans une ferme, en Alsace. Quand j’étais petite, on donnait à manger des graines aux poules dans des casques de soldats. Mon père avait un prisonnier de guerre allemand. Il aidait aux travaux de la ferme après 1945. Il dormait dans la grange.

Il était « a gefangener ». Cela signifiait quelqu’un qu’on avait attrapé. Il est devenu un ami de la famille. Ma mère pleurait quand elle disait qu’un de ses frères, « a gefangener » avait été porté disparu à Tambov. On n’a jamais retrouvé son corps. D’autres hommes du village avaient été emprisonnés dans le même camp que lui. Quelqu’un avait vu mon oncle maigre, sans force, affaibli par la dysenterie un jour avant qu’il ne disparaisse. Là où il avait été, comme « gefangener » il avait souffert du froid. Mon oncle était un martyr. Il avait été maltraité par l’ennemi qui l’avait emprisonné. Longtemps je n’avais pas réalisé qu’il était un malgré-nous. Que Tambov se trouvait en zone Russe. Il avait dû s’engager dans l’armée de Hittler. Il avait à peine 18 ans, et après la défaite du 3ème Reich sur le front Russe, il avait été fait prisonnier.

Je n’ai jamais voulu acquiescer à la formule usuelle que la guerre était horrible. Je cherche depuis de longues années l’origine de ce mal en lisant des auteurs que cette question préoccupait notamment, Primo Levi, Robert Antelme, Hannah Arendt, Giorgio Agamben.

Mon intention en transposant le récit de Mahmoud Darwich sur un plateau de théâtre n’est pas de chercher à m’impliquer dans un conflit centenaire mais à donner à entendre à des spectateurs dans le cadre d’un dispositif multimédia, la beauté d’une écriture, les fragments d’un récit, daté au jour anniversaire d’Hiroshima, le 6 août 1982, une écriture, celle d’un poète, d’un grand poète. Celui-ci ne cède jamais à l’apitoiement au contraire il transforme son expérience en conscience de notre temps. Il y dénonce la violence infligée par l’occupant avec le siège de Beyrouth à la nature et à une population civile. « Les oiseaux planent à la recherche d’un coin de ciel à l’abri des avions. Le siège est attente. Attente sur une échelle inclinée au milieu de la tempête. Dans l’état de siège, le temps devient espace pétrifié dans son éternité, dans l’état de siège, l’espace devient temps qui a manqué son hier et son lendemain ». Le poète relève froidement les situations folles et les comportements grotesques d’une normalité quotidienne générée par le fer et l’acier de la guerre. Il énonce également l’accord conclu pour mettre un terme aux combats ; l’évacuation des combattants palestiniens et syriens en échange de l’engagement d’Israël de ne pas rentrer dans Beyrouth-Ouest. Nous connaissons la suite…

Je souhaite réveiller « le spectre d’une ville assiégée», à travers le récit de Mahmoud Darwich, en évoquant avec lui et à travers elle, la destruction d’un mythe. Beyrouth, dans les années 60 et 70, accueillait ceux qui cherchaient sur cette terre, une place où la vie pouvait être meilleure qu’ailleurs jusqu’à ce qu’ils soient tués, chassés ou pourchassés par un robot hérissé d’avions et de porte d’avions envoyé par « la nouvelle Rome, la Sparte de la technologie et l’idéologie de la folie ».

Ce récit de Mahmoud Darwich est l’évocation d’une passion celle d’un espoir de salut, d’un retour à la Terre de l’Enfance, crucifiée par la force du glaive où l’on découvre que derrière une cause juste se cache un pouvoir impérialiste bardé de missiles, d’obus et de bombes à implosions.

La mélancolique sagesse de Mahmoud Darwich rejoint celle de l’Ecclésiaste qui déjà écrivait à son époque —« Vanité des vanités, et tout est vanité…Il n’y a rien de nouveau sous le soleil… Il ne reste pas de souvenir d’autrefois ; pas plus qu’après il n’y aura de mémoire pour l’avenir »—.

Hannah Arendt commente cette parole dans « la condition de l’homme Moderne » dans le chapitre consacré à l’action en disant qu’elle ne provient pas nécessairement d’une expérience religieuse mais qu’elle est certainement inévitable dès que l’on n’a plus confiance dans le monde comme lieu convenant à l’apparence humaine.

Avec « Une mémoire pour l’oubli », Mahmoud Darwich érige une stèle à la mémoire des milliers d’innocents qui ont succombé à l’intérieur du camp retranché que fut Beyrouth pendant l’état de siège mis en place par le gouvernement israélien lors de l’opération « Paix en Galilée » déclenchée le 6 juin 1982 par l’envahissement du Liban Sud. C’est un hommage à toutes les victimes de l’Histoire que Mahmoud Darwich ressuscite dans son récit et qui cherchent à dire la vérité, toute la vérité, afin que la Terre redevienne la patrie du rameau d’olivier, et de la colombe. Et qu’il y ait à nouveau la perspective d’un rivage où le bateau de Noé puisse accoster après le déluge…

Mardi 20 janvier 09, ©Pascale Spengler