Entretien entre Pascale Spengler et Yves Reynaud

 » Je suis placé devant un mur de mots et je ne sais pas comment les dire »(1)

 » Nous, sujets parlants, nous nous abritons en effet dans des histoires de fous que nous ne cessons de nous raconter, ces histoires dans lesquelles nous nous sommes construits. »(2)

P.S .De quoi parle le calmant ?

Y.R. Le Diseur, dès les premiers mots du Calmant, énonce qu’il est mort, mais en tant que mort, il parle. Ce début du Calmant est une singulière invention littéraire de Beckett. Ce mort nous parle comme un vivant puisqu’il évoque un souvenir de l’enfance où, soir après soir, son père lui lisait un conte, et que cela le calmait. Il nous raconte son errance de mort vivant, à la recherche d’une réalité qu’il qualifie de  » vide éblouissant « , à défaut de trouver le mot juste. Il semble être, à la quête d’un Autre vers qui aller, espérant pouvoir ainsi frôler de l’humain, sachant que l’attente d’un secours, à sa difficulté d’être au monde, venant du ciel ou venant de la terre, est vaine. Samuel Beckett, en imaginant ce récit » fantastique » de ce mort-vivant qui, apparemment, supporte difficilement la lumière, nous révèle à chaque instant une écriture traversée par une ironie déroutante.

P.S. : Yves, qu’est-ce qui t’a attiré dans ce texte pour que tu acceptes d’être le diseur du Calmant?

Y.R. : Ce texte porte en lui une irréconciabilité avec le monde.

P.S. : Qui parle de quoi, à qui, comment?

Y.R. : Toutes les réponses que nous trouverons à ces questions aideront à trouver la cohérence de l’espace, car il s’agit à terme d’imaginer un dispositif de parole

P.S. : Yves, comment existe t-on ?

Y.R. : La preuve de l’existence c’est le rapport à l’autre. Dire est une possibilité d’atteindre l’autre, d’être perçu.
 » Or le rapport à autrui ne se fait qu’à travers des images et du langage, qui induisent
aussitôt des relations de pouvoir et de fascination » Rémi Labrusse

Y.R. : L’image est reconnue comme merveilleuse alors que l’existence est reconnue comme désastreuse. Les images se devraient d’être autre chose que la possession carnassière des apparences.
 » La représentation, au lieu d’accueillir, de faire aller vers, met à distance, transforme
le passant, l’individu vivant et agissant en spectateur qui a seulement le choix entre nier l’objet, pur grimace de la matière dans son carcan de signes bourgeois, ou se nier soi-même, n’étant plus qu’un regard abîmé dans une contemplation autophage  »
Rémi Labrusse

Y.R.Le Diseur a un besoin de parler avec les êtres qu’il rencontre, il tente en leur posant des questions d’entrer en contact avec ce que le Diseur suppose être la réalité :  » Où vas-tu mon petit bonhomme avec ta biquette ? ( … ) Pardon, Monsieur, l’heure juste? La porte des Bergers? « . Le Diseur cherche à échanger des mots avec les êtres qu’ils rencontrent. Le Diseur semble douter de sa réalité d’être humain. À ces questions, il n’obtient pas de réponse. Il arrive toutefois à frôler de l’humain en échangeant un baiser avec une de ces rencontres.

P.S. Qui est le Diseur? Quelle est son histoire?

Y.R. C’est peut-être quelqu’un qui s’est enfui hors de la ville, ou qui a été chassé de la ville. Il dit qu’il est mort, qu’il ne connaît pas son âge, qu’il est vieux, qu’il a un aspect repoussant, et qu’il a besoin de se calmer. Il aimerait qu’à son corps, il arrive quelque chose, ce corps à qui rien ne semble jamais être arrivé, il aimerait toucher et être touché. Il n’a pas envie de passer la nuit avec sa peur, avec sa colère, avec sa tristesse, dans son antre. Il faut qu’il quitte cet endroit où il n’y a plus que des décombres.

P.S. : Où vit le Diseur ?

Y.R. Il vit seul dans une hutte ou un refuge ou une antre hors de la ville. Il a la nécessité de retourner vers des lieux qu’il semble connaître : le petit bois, le port, la ville, les gens. Pour rentrer chez lui avec son butin (des mots, des émotions, des images … ), il faut qu’il retrouve la porte des bergers, il semble perdu dans l’espace et dans le temps. Il ne sait pas quelle heure il est, ni comment retrouver son chemin, il semble avoir perdu le contact avec la réalité, il est dans une sorte d’errance.

P.S. Peut-on décrire la Ville que le Diseur traverse?

Y.R. La ville a quelque chose d’anormal, de monstrueux, de cauchemardesque, d’étonnant. Cette façon d’appréhender le réel comme dans une sorte de rêve ou de cauchemar est très proche de Kafka. C’est comme si l’auteur utilisait un prisme pour que notre regard de lecteur ou d’auditeur change, abandonne une habitude d’écoute et de regard. Le filtre du rêve ou du cauchemar est un moyen pour révéler le réel, il apparaît en prenant l’aspect d’une photographie ou d’un film étrange avec une couleur saturée. Il donne un caractère d’irréalité aux événements, aux êtres, aux choses, aux paysages, dans lesquels les personnages de l’histoire évoluent, ont des relations, se parlent, s’ignorent, se perdent, se croisent.

L’effet est une distorsion du temps et de l’espace qui par conséquent métamorphosera ce que nous supposons à première vue être la réalité. C’est une manière de changer notre point de vue sur le rapport que nous avons avec ce qui nous entoure, ce qui nous entoure, nous échappe, nous dépasse, c’est un renversement du point de vue, où nous devons admettre que nous ne dominons pas le monde mais que le monde nous domine, il nous effare, puisque nous ne maîtrisons pas ce qui nous entoure.

P.S. Quelle est l’utilité de l’histoire du bonbon dans le récit?

Y.R. L’histoire du bonbon. Cette histoire n’est pas anodine. Le narrateur a des doutes sur son existence réelle. Comme il a dans sa main le bonbon que lui a donné le jeune garçon avec la chèvre, il développe le raisonnement suivant : il ne peut plus douter de son existence puisque le bonbon existe dans sa main.

P.S. Pourquoi le Diseur souhaite-t-il l’anéantissement des images ? Qu’est-ce qui crée l’image ?

Y.R. : La structure de pensée c’est la routine, les habitudes, l’éducation, tout ce qui fait que la pensée n’est pas libre. C’est un sport dangereux de penser librement, on peut s’y perdre. On peut tout penser même l’horreur, on peut tout dire mais pas à tout le monde car il y a des êtres qui n’ont aucune distance avec les mots. L’image est l’autre nom de la peur, dans laquelle on s’enferme pour se protéger. ( … ) Beckett était toujours surpris que les gens voient un aspect tragique dans son oeuvre. Il raconte des joyeux fiascos mais pas des fiascos tristes. A travers son projet d’écriture, il développe une théorie où il expose sa perception du monde, parfois de manière assez provocatrice.

P.S. : » Rien n’est plus drôle que le malheur ~  » Rien n’est plus réel que le rien « , ce genre d’aphorisme ne veut strictement rien dire. Ces formules peuvent fasciner ou terrasser. Le langage utilise des formules vides de sens qui nous envahissent et n laissent sans voix …

Y.R. : Est-ce qu’on peut créer du sens oui, mais cela ne résoudra pas le problème sens. Le sens est en abyme. Le spectateur devrait saisir cela. Dans ce texte, la réalité de Beckett n’est pas au centre, il propose une fiction. Le personnage pourrait être un rescapé de l’enfance. Il s’est enfui de la ville enfant. Souvent, nous sommes morts à l’âge adulte. Nous sommes vivants si tout notre combat d’âge adulte est que l’enfant ne meurt pas en nous.
 » Écrire est un vice dont on peut se lasser. À la vérité, j’écris de moins en moins, et je finirai sans doute par ne plus écrire du tout, par ne plus trouver le moindre charme à ce combat avec les autres et avec moi-même.  » (3)

P. S. : Qu’est-ce qu’un personnage ?

Y.R. : Dans la fiction ou le roman, c’est l’invention de figures ou de masques à qui l’auteur attribue visage, corps, parole, fonction sociale, sexe, âge, environnement. Il crée un univers fictif avec eux. Il invente des créatures imaginaires comme les marionnettes à qui il donnera un rôle à jouer dans l’histoire qu’il raconte, il construira un décor dans lequel ses figures vont se déplacer. L’auteur à travers l’écriture manipulera ses figures. Il multipliera ses possibilités d’expressions grâce à son stylo ou son crayon pour projeter des figures imaginaires sur une feuille blanche qui peuvent ressembler à des êtres réels, jusqu’à être des vrais copies d’êtres réels. L’écriture est vraiment très apparentée à la peinture. Un personnage est porteur de projet. Il veut quelque chose. Par exemple, l’avare, il veut de l’argent. Scapin, il veut rouler les autres. Don Juan veut séduire les femmes et rouler Dieu. Orgon, il veut être un saint homme.
Le personnage du Calmant a un projet, il veut se calmer. Ce projet peut-être aussi celui de l’auteur. À l’intérieur de ce projet, il a un autre projet celui de toucher les autres, établir un contact. Chaque fois il se passe quelque chose avec celui qu’il a rencontré, il a un contact physique: l’histoire du bonbon, le baiser, !’esquive et la fuite, la menace. Son projet n’est pas seulement de parler mais de toucher physiquement. L’homme privé de corps n’est plus qu’une voix. Il faut que le public comprenne la règle du jeu, pour que cela se passe ainsi, il faut la donner clairement, pour déterminer quel est l’espace de cette voix.

P.S. : Comment créer un imaginaire de la signification dans un espace pas décoratif ? Beckett s’amuse peut-être à jeter des perturbations. L’écriture a le pouvoir de tordre la logique et la grammaire. Mais il y a des gens qui s’accrochent désespérément à la logique et lui s’amuse à la tordre. Il mélange le passé et le présent, le vrai et le faux. Il affirme dans son écriture qu’avec le passé et le présent, il peut faire ce qu’il veut.

Y.R. : Je suis placé devant un mur de mots et je ne sais pas comment les dire. Pourquoi des grands auteurs écrivent des textes ? Au travers de l’écriture, ils refusent peut-être l’oppression de la langue maternelle. Ils essaient d’échapper au formatage de l’enfance. Ce que je te demande dans le travail c’est de me donner des indications : des indications dans le détail, par exemple un mot, une phrase, un cri, mais également des moyens pour passer d’un fragment à un autre, des repères dans la partition, tu vois. J’ai besoin d’avoir des indications aussi sur un sens global : des idées spatiales par exemple développer cette histoire d’ombre et de lumière …

(1) Yves Reynaud
(2) Ludovic Janvier, Beckett par lui-même.
(3) Cioran